
« Wenn Ihr Alltag Ihnen arm scheint, klagen Sie ihn nicht an; klagen Sie sich an, sagen Sie sich, daß Sie nicht Dichter genug sind, seine Reichtümer zu rufen »
« Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l’accusez pas. Accusez- vous vous-même de ne pas être assez poète pour appeler à vous ses richesses. »
Rainer Maria Rilke, Lettres à un jeune poète
En ces temps où l’individu est captif des murs de sa chambre délimitant son moi, où les morts sont enterrés en catimini sans les vivants qu’ils laissent derrière eux, où le semblable est devenu un pestiféré à la figure mutilée, jamais la poésie n’a semblé plus incongrue. Certes, le lecteur me répondra que la poésie en a vue d’autres, que les guerres et les fléaux déroutes sortes, loin d’altérer son chant, lui confèrent d’autant plus de vigueur. La voix du poème parle depuis l’abîme de la nécessité ou alors elle se tait. Mais il n’aura échappé à personne que le monde postcovidien, dont les fondations s’ébauchent sous nos regards impuissants, se présente comme une conspiration contre toute idée poétique. Face à lui, elle ne peut donc s’affirmer que comme une force de la réaction, une réaction rimbaldienne en diable qui veut que la vraie vie, comme chacun sait, soit ailleurs.
Pour cette raison, nous saurons gré aux trois courageux traducteurs d’avoir pris le pouls de leur génération et de leur nation, aussi indomptables l’une que l’autre. Les peuples slaves ne se sont pas libérés de la « prison des peuples » austro-hongroise pour se retrouver à nouveau captifs de cette prison des peuples planétaire. Il se peut que le recueil que le lecteur tienne entre les mains soit une traduction de cet acte fondateur d’insoumission, à la fois une façon de s’avouer invaincu et une sorte de défi adressé à l’esprit apoétique du temps. Un état des lieux de la révolte. Contre le temps. Contre la mort. Contre l’oppression.
D’abord contre le temps, comme le suggère Adnan Žetica dans son « Folklore au pays natal ». Une énumération scrupuleuse des mille et un détails incidents, comme autant de mailles tressées formant le tissu d’une enfance yougoslave. Comme autant de clés, de shibboleths, permettant de déchiffrer la conscience intime d’un peuple. Le romantisme allemand se penchait sur la courbe d’un vallon, le calme des forêts ou la splendeur pour célébrer le pays natal, mais pour le moderne, il se manifeste à travers cette myriade d’impressions et de marques dont la scansion manifeste l’uniformité de l’existence communiste : « Les biscuits Tops étaient de chez Agrokomerc./Le jus, de chez Keniada./Le frigo, un Obodin./La télévision, une Iskra. » Mais parmi tous ces souvenirs en commun, communalisés si l’on peut dire, quels sont les souvenirs que l’on a en propre. Le poème « Mêle-toi de tes affaires » de Barbara Delac aurait aussi bien pu être sous-titré « Le malaise de l’individu à l’ère post-soviétique ».
Ensuite, on ne peut lire ce recueil sans être saisi par cette révolte contre la mort, scandale parmi les scandales. Il est beaucoup question dans ce recueil de la mort des aïeux, porteurs de la tradition et vestiges vivants du communisme, qu’on admire sans oser l’avouer (« Tomislav » est très éloquent à cet égard). Énée portait le vieil Anchise sur ses épaules, mais le trépas de l’ancêtre est un poids plus lourd encore. La jeunesse fait l’apprentissage de la mort en assistant au départ des grands-parents, condamnation irrémédiable de l’innocence qui prévalait jusqu’à lors. Soudain, la vie se fige en souvenirs qui eux-mêmes se figeront progressivement. Les premiers vers de « Repas funéraire » de Tino Deželić, portent en eux tout la dimension baptismale que la mort de l’aïeul revêt pour l’enfant, le baptême du tragique : « Grand-père s’en est allé en silence/ tout comme il a vécu dans mes souvenirs ». L’enfant, incrédule, ne comprend pas comment la farce (« le fils des voisins quant à lui était suspendu à notre clôture ») peut se marier au tragique (la mort du Grand-père), pourquoi le scandale de la mort n’étonne personne et pourquoi les pleurs ne durent pas pour toujours. Le tragique, c’est ce qui ne revient pas. Et qui s’oppose donc à la faim, toujours renaissante. Les vivants ont toujours faim. Réminiscence d’Homère : « Nous aussi, noble vieillard, songeons à prendre quelque nourriture, ensuite tu pleureras ton fils quand tu l’auras conduit dans Ilion » (Illiade, XXIV, 618-620).
Enfin, c’est une lutte contre l’oppression qui vibre dans ces pages, l’oppression aux mille visages, l’amour, la solitude, la pauvreté, le régime politique, les oranges même dans le curieux poème de Milena Radević ; autant d’enclumes qui pèsent sur le corps et le cœur des hommes. Sans parler de ceux des femmes. L’enclume patriarcale est particulièrement lourde à porter pour Vladana Perlić, dont le lyrisme rageur et l’indignation existentielle font écho aux injonctions féroces de bête blessée du grand poème d’Attila Joszéf « Nagyon Fáj» (Ça fait mal) : « Femmes, qui portez/votre enfant, avortez/et pleurez-le : Ça fait mal ! ». Vous qui pensiez que la femme accouchait dans la souffrance, détrompez-vous ! C’est la Souffrance même qu’elle accouche. Et qu’est-ce que cette naissance infligée sinon « un péché qu’on ne peut pas récurer à genoux » (« Puisque tu veux niquer ma mère, fais au moins en sorte qu’elle prenne du plaisir »). J’entends Cioran acquiescer depuis le néant.
Un état des lieux, disais-je, en évoquant ce recueil. Des lieux que Google Maps ne pourra jamais répertorier, pour la simple et bonne raison que Google n’investit pas encore des milliards dans la poésie. Cela ne saurait tarder. En attendant, vous pouvez toujours vous plonger dans ces poèmes. Ils cadastrent un territoire dont la carte est en vous.