Filip Grbic

ERRANCE (Prelest)

J’ai vu Viktor pour la dernière fois il y a un peu plus de quatre ans. Il était si mal en point que je l’ai à peine reconnu. Il était d’une maigreur d’ermite et ses dents étaient jaunes et pourries. Il m’avait fait venir dans le seul but de me demander cent euros. Lorsque je lui ai répondu que je ne pouvais pas lui passer plus de cinquante, il s’est contenté de hocher la tête de façon conciliante et a promis de me rembourser la somme, au plus tard à la fin du mois. Au cours de cette demi-heure très désagréable, j’ai éprouvé le plus profond dégoût pour cet homme à qui, dans le passé, j’aurais pu donner ma vie. Je lui ai assuré qu’il n’avait pas à me rendre mon argent, je lui ai également fait comprendre sans ambages que je ne voulais plus le revoir ni en entendre parler. J’étais convaincu que Viktor avait perdu toute estime de lui-même, qu’il était tombé si bas qu’il ne serait pas en mesure de tenir cette promesse, et qu’il réapparaîtrait sans doute au bout de quelques mois avec une nouvelle supplique, comme un nouveau prêt ou le gîte pour la nuit. Cependant, non seulement cette présomption était fausse, mais elle était particulièrement cynique : Viktor n’a plus montré signe de vie depuis ce jour. Bien sûr, je n’ai cessé de penser à lui. Il me semble qu’il ne s’est pas passé un seul jour sans que son souvenir m’assaille. Cependant, depuis que son frère, Luka, m’a dit qu’il s’était pendu à un arbre au sommet du mont Kablar, ma mémoire du temps passé ensemble m’a frappé de plein fouet. Au-delà des bons ou mauvais souvenirs qui faisaient irruption dans mon esprit, j’étais submergé par un sentiment de culpabilité particulièrement douloureux. Pourquoi avais-je dû faire preuve d’autant de dureté envers lui lors de notre dernière rencontre ? Pourquoi avais-je trahi notre amitié et fini par mener une vie que Viktor et moi, du temps où nous nous fréquentions, aurions méprisé du plus profond de notre âme ?

Quand nous nous sommes parlé pour la deuxième fois ce jour-là, Luka m’a fait le récit détaillé des dernières heures de la vie de Viktor. Ce matin-là, comme à son habitude, Viktor s’était rendu à Čačak pour trouver un emploi, sans que l’on sache si cette décision avait été préméditée ou spontanée. Toutefois, aux alentours de midi, il s’était retrouvé à Ovčar Banja au lieu de Čačak. On sait avec certitude qu’il avait d’abord visité le monastère de l’Annonciation, dont l’église était fermée, ce qui l’avait amené à l’hôtellerie où il était tombé sur un moine assis devant un ordinateur. Le moine avait décrit à Luka sa rencontre avec Viktor par le menu, avec une honnêteté pour le moins déconcertante.

Traduit par Zivko Vlahovic et publié aux éditions BELLEVILLE

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